9.
Il entendit à nouveau un bruit de verres et de vaisselle en provenance de la terrasse. Quoi qu’ils se soient dit, en bas, cela ne les empêchait apparemment pas de déjeuner.
— Excusez-moi, dit Jeanette en passant dans la salle de bains et fermant la porte derrière elle.
Winter regarda autour de lui. La chambre était bien rangée, de façon presque maniaque. Tout était en ordre, en tas, en rangées et en files. Les livres étaient classés par ordre alphabétique d’auteur.
— De l’ordre avant tout, hein ?
Il se retourna.
— Depuis que… c’est arrivé, je n’ai rien fait d’autre que du ménage, ici, dit-elle avec un geste de la tête en direction de la bibliothèque. Je me demande maintenant si je ne devrais pas classer ces livres par catégorie, à la place.
— Il y en a beaucoup.
— Pas tellement de catégories différentes.
— Ce sont surtout des ouvrages de fiction, à ce que je vois.
— Qu’est-ce que vous lisez, personnellement ?
Winter eut envie de rire et ne se retint pas.
— De moins en moins de littérature digne de ce nom. Mais je vais y remédier, parce que je compte prendre un congé d’une certaine durée. Pour l’instant, je lis surtout des rapports d’enquête préliminaire, des auditions de témoins et ce genre de choses.
— Passionnant.
— Parfois, dit Winter. Je ne plaisante pas. Il faut d’abord apprendre à interpréter le langage utilisé. Chacun a sa façon de s’exprimer, dans la police, surtout quand il rédige un rapport. Quelques fois c’est un véritable code qu’il s’agit de déchiffrer.
— Ils savent écrire ?
— La plupart.
— Qu’est-ce qui est passionnant, alors ?
— De découvrir quelque chose qui ne colle pas avec autre chose qu’on a lu par ailleurs. Et de remarquer un détail sur lequel on est passé une centaine de fois sans le voir. Il était là depuis le début, mais on ne s’en est pas aperçu.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— On n’a pas compris. Ou alors on a mal interprété. Mais ensuite on saisit.
— Vous ne parlez jamais aux autres ? À ceux qui lisent la même chose que vous ?
— Si. Et il arrive que ce soit précisément l’important. Une phrase peut avoir un autre sens pour moi que pour quelqu’un d’autre, signifier autre chose.
— Est-ce que ce n’est pas toujours le cas ? Pour toutes les formes de lecture ?
— Je ne sais pas, dit Winter en hésitant un instant avant d’allumer un nouveau cigarillo et de s’en abstenir finalement, parce qu’il était assis dans le fauteuil de Jeanette.
— J’ai volé la plupart des volumes qui sont ici, dit-elle en les désignant d’un grand geste du bras.
Sans réagir, Winter se leva et se dirigea vers la fenêtre pour y allumer son cigarillo. Dehors régnait un calme de milieu de journée. Tous les bruits précédents avaient cessé.
— Vous n’avez pas entendu ? J’ai dit : volé.
— Si, j’ai entendu.
— Et vous ne faites rien ?
— Je ne vous crois pas.
— Ah bon !
— Parlez-moi des sons qu’il émettait.
— Quoi ?
— Vous avez confié précédemment qu’il disait quelque chose, qu’il débitait une ritournelle que vous ne compreniez pas. J’aimerais en savoir plus.
— Je vous ai déjà dit ce que je savais. Une ritournelle ou quelque chose comme ça. Voilà ce que j’ai entendu.
— Vous n’y avez pas repensé depuis ?
Elle haussa les épaules.
— Vous n’avez distingué aucun mot ?
— Non.
Winter réfléchit un instant.
— Vous ne pouvez pas essayer de me montrer quel genre de ritournelle ?
— Vous montrer ? Vous n’êtes pas bien ?
— Ça peut être important.
— Quel genre d’importance ?
— Ce qui vous est arrivé peut arriver à d’autres, dit-il en la regardant. En fait, c’est déjà arrivé à d’autres.
— Je sais.
— Bien, dit Winter en hochant la tête.
— Mais c’est quand même un peu fort de me demander d’essayer d’imiter… d’imiter ce salaud.
— Pensez-y.
— C’est justement ce que je ne veux pas faire.
— Bon. Je vous comprends.
— Ça ne doit pas être facile.
— Quoi ?
— D’être obligé de poser toutes ces questions quand on sait qu’il faudrait laisser en paix la personne à qui on les pose. Qu’il faudrait avant tout la laisser en paix.
— En effet.
— Vous voyez.
— C’est inévitable. Je ne suis pas ici de ma propre volonté. Pas en ce sens-là.
— Mais ce boulot, vous l’avez choisi.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Laissez-moi réfléchir, répondit Winter avec un sourire.
— Seulement jusqu’à la prochaine fois, dit-elle.
Il ne parvint pas à voir si elle souriait aussi. Il sentit un souffle d’air par la fenêtre et vit un nuage, à l’ouest. Brusquement, celui-ci se trouvait là.
Halders fit le tour de la maison. Tout lui était étranger, maintenant qu’il n’y vivait plus. Ils avaient emménagé ensemble. Ensuite il était parti. Margareta était restée avec les enfants et il était allé vivre dans l’appartement, en ville. Même si ce n’était pas bon marché, c’était la meilleure solution. La maison était faite pour les enfants. En outre, elle gagnait plus d’argent que lui.
Elle avait gagné plus d’argent.
Hier, Hannes et Magda étaient restés à la maison mais, aujourd’hui, ils étaient à l’école. Il était de retour dans la salle de séjour, après avoir fait un tour complet. La plupart des meubles étaient toujours là. La plupart des choses. Elle n’était plus là, elle, mais le reste l’était. Margareta n’avait pas d’autre homme dans sa vie, à sa connaissance. Enfin, il ne savait pas tout.
Il avait demandé aux enfants s’ils préféraient rester quelques jours à la maison. Magda avait d’abord dit non. Hannes n’avait pas répondu. Le garçon n’était même pas venu s’installer à la table de la cuisine. Halders était allé le trouver dans sa chambre.
— Est-ce qu’on peut continuer à habiter ici ? lança-t-il depuis son lit quand Halders entra.
Ce dernier vint s’asseoir près de lui.
— Est-ce qu’on peut continuer à habiter dans cette maison ? Je voudrais bien.
— Si c’est ce que tu veux, tu pourras le faire.
— Et toi aussi, papa ?
La question de son fils le glaça. Elle était horrible. Il pensa soudain au degré de vulnérabilité des enfants, à tous les dangers auxquels ils sont exposés. Dans le monde imaginaire de son fils, il n’était nullement évident que son père vivrait avec eux. Qu’il reviendrait près d’eux… à temps complet.
Il se sentait infiniment triste, sur sa chaise. Infiniment triste.
— Bien sûr qu’on vivra ensemble, Hannes.
— Magda aussi ?
— Naturellement.
— Et on habitera ici ?
Halders pensa à son appartement. Sa tanière. Il était presque en dehors du coup, maintenant. Cette maison-ci ne lui appartenait plus, mais le problème devait pouvoir être résolu.
— On dit comme ça.
— Est-ce qu’il faut que j’aille à l’école ?
— Non. Je te l’ai déjà dit.
— Et Magda ? Elle va aller à l’école ?
— Si elle veut. Elle m’a dit que oui, il n’y a pas longtemps.
Le garçon se mit sur son séant. Des affiches représentant des chanteurs de hard rock que Halders connaissait vaguement étaient accrochées au-dessus de son lit.
— Est-ce que les émissions enfantines ont commencé, à la télé ?
— Non.
— Alors, je peux y aller.
Halders conduisit ses enfants à l’école, puis rentra chez lui et fit à nouveau le tour de la maison.
Il appela ensuite Winter.
— Tu l’as vue ? demanda-t-il.
— Oui.
— Comment ça s’est passé ?
— Comment vas-tu, Fredrik ?
— Tu réponds à une question par une autre question.
— Je veux savoir comment tu vas.
— Très bien.
— Ça suffit, bon Dieu.
— Pas très bien, en effet. Mais vu les circonstances…
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je n’arrête pas de tourner en rond dans la maison. Il va falloir que je vienne vivre ici. Les enfants veulent y rester.
— Fais le tour autant de fois que tu veux, dit Winter en entendant la respiration de Halders. Jeanette Bielke te transmet ses salutations.
— Je viens.
— Attends quelques jours.
— Non.
— Je ne peux pas t’en empêcher.
— Comme ça, si je tombe, ce sera en première ligne.
— Je ne veux pas entendre ça.
— Tu préféreras peut-être ce que j’ai d’autre à t’annoncer. J’ai repensé à une chose, à propos du meurtre d’Angelika. Quelque chose dont on n’a pas parlé.
— On ne peut pas le faire maintenant ? Au téléphone ?
— Je viens. Ça peut attendre une heure.
— Alors, il faudra que ce soit cet après-midi. Dans une demi-heure, je vais voir les parents de Beatrice.
— C’est eux qui te l’ont demandé ?
— Non, c’est moi.
Elle était rentrée chez elle à bicyclette et avait mis ses affaires de bain mouillées à sécher, sur la corde à linge, derrière la maison – ou sur le devant, si on préférait entrer par la cuisine, comme elle le fit.
Le silence régnait dans la maison. Elle avait toute la soirée devant elle, si elle voulait rester là. Elle pouvait se promener avec une bière ou un verre de vin et sentir les arômes venant de l’extérieur, par la fenêtre, quand la nuit tomberait. Il y avait tellement de verdure, là-bas, que c’était une véritable expérience de faire ainsi le tour de la maison, de voir et de sentir.
Elle prit une douche. Quand elle revint dans la chambre, le voyant du répondeur clignotait. Elle l’écouta et appela aussitôt.
— J’étais sous la douche.
— Mmm.
— Tu as déjà appelé ? Sur mon portable, j’ai eu un appel sans personne au bout du fil.
— Non.
— Alors… qu’est-ce qui se passe ?
— Tu peux venir ici, ce soir ?
— Je ne sais pas… je suis très fatiguée.
— Tu parles sérieusement ?
— C’est vrai. Je me sens complètement à plat.
— Tu peux être à plat ici, aussi. Enfin, en un certain sens.
— C’est de l’autre côté de la ville.
— Prends un taxi.
— Trop cher.
— Je te le paie.
— Non.
— Promis.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je préfère rester ici, au calme, ce soir.
— Bon.
— Tu n’es pas fâché ?
— Tu changeras d’avis.
— Tu es fâché, alors ?
— Oui.
— Vrai ?
— Non.
— On se voit demain, alors.
— Impossible.
— Oh non.
— Je t’appelle.